L’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, désignée sous l’acronyme CERN, prévoit de cesser, le 30 novembre prochain, toute collaboration avec les scientifiques russes qui maintiennent leur affiliation avec des institutions de la Fédération de Russie, a révélé la revue Nature. Les États membres du CERN, qui est le plus grand laboratoire de physique des particules du monde, ont voté pour cette décision en raison de l’invasion de l’Ukraine, commencée en 2022 et qui se poursuit toujours. Certains déplorent cette exclusion, qui risque de pénaliser des chercheurs russes qui s’opposent aux politiques de leur gouvernement, mais qui ne peuvent manifester leur désaccord sous peine de sanctions.
Entre 400 et 500 chercheurs russes sont concernés par cette décision. La plupart d’entre eux travaillent depuis la Russie dans une des institutions russes qui, immédiatement après le début de l’invasion de l’Ukraine, ont affirmé clairement être pour cette guerre et soutenir le président Vladimir Poutine. « La plupart de ces chercheurs ne sont pas basés au CERN [qui est situé à Genève, en Suisse]. Il n’y aura donc pas plein de Russes qui vont prendre l’avion pour rentrer chez eux quand l’accord de collaboration entre le CERN et la Russie arrivera à expiration [le 30 novembre prochain]. Il n’y aura pas d’expulsion à proprement parler, mais les Russes qui sont dans leur institut en Russie ne pourront plus collaborer avec le CERN », précise Arnaud Marsollier, porte-parole de l’Organisation.
Ce dernier souligne également que le conseil du CERN, qui représente tous les États membres, avait d’abord mis en place de nombreuses restrictions dès le début de l’invasion de l’Ukraine, sur les voyages et le déplacement de matériel entre la Russie et le laboratoire. « Puis, la guerre se poursuivant et les accords de coopération entre le CERN et la Russie arrivant à expiration — accords qui sont reconduits tous les cinq ans —, la question s’est posée de poursuivre ou non la collaboration. Le conseil a finalement décidé de ne pas la renouveler à cause du contexte », explique-t-il.
« Ce ne sont pas les personnes de nationalité russe qui sont en cause, c’est le rapport institutionnel entre le CERN et la Russie : cela ne touche que les instituts et les laboratoires russes. Les chercheurs russes qui travaillent dans un laboratoire allemand, japonais, ou canadien, par exemple, peuvent bien évidemment poursuivre leurs activités », ajoute-t-il.
« Les instituts russes collaboraient depuis longtemps à certaines parties des expériences menées au CERN [qui met à disposition des chercheurs du monde entier des accélérateurs de particules]. La communauté [du CERN] s’est organisée pour trouver des laboratoires pour accueillir certains de ces physiciens russes, ou alors a transféré la compétence et la responsabilité [assumées par des Russes] à d’autres laboratoires afin de continuer à faire fonctionner ces expériences », poursuit M. Marsollier.
De plus, les agences de financement et les institutions russes contribuaient pour environ 4,5 % du budget des expériences du Grand collisionneur de hadrons (LHC), qui demeure à ce jour le plus puissant accélérateur de particules du monde. Cette contribution est désormais assumée par les autres membres de la collaboration.
Les énoncés de soutien à l’invasion de l’Ukraine des instituts russes étaient inacceptables pour la direction du CERN
« Un dilemme moral »
L’historien et sociologue Yves Gingras déplore cette décision du CERN. Il y voit une analogie avec les demandes des manifestants qui campaient sur le campus de l’Université McGill et qui exigeaient de l’institution qu’elle coupe tous ses liens avec Israël. « Cette décision [d’exclure les physiciens russes], c’est rendre les chercheurs responsables d’une décision gouvernementale qu’ils n’approuvent probablement pas. En plus d’être déprimés par le fait que la Russie est dirigée par un dictateur, ils le seront doublement parce que les institutions européennes les abandonnent », dit-il.
M. Marsollier fait valoir que « le CERN est une organisation internationale qui a été créée il y a 70 ans pour que les nations puissent faire ensemble de la recherche fondamentale dans un but pacifique. Et tout ce qui est étudié, inventé, trouvé au CERN est accessible à tout le monde pour le bienfait de l’humanité ».
Le directeur du Groupe de physique des particules du Département de physique de l’Université de Montréal, Jean-François Arguin, qui effectue l’essentiel de ses recherches au CERN, comprend que « les énoncés de soutien à l’invasion de l’Ukraine des instituts russes étaient inacceptables pour la direction du CERN, qui a été fondé peu de temps après la Seconde Guerre mondiale dans un esprit vraiment pacifique ».
« Les valeurs de collaboration pacifique et internationale sont vraiment au coeur du CERN, c’est pour cette raison qu’il s’est graduellement détaché des collaborations avec la Russie », souligne-t-il, avant de confirmer qu’il est d’accord avec cette décision « qui vise à préserver la mission pacifique de l’institution ». Mais il avoue « avoir de l’empathie pour les chercheurs qui probablement vont en souffrir. C’est vraiment un dilemme moral auquel il n’y a pas de réponse claire ».
Comme Yves Gingras, M. Arguin voit une analogie avec les collaborations qu’il entretient avec des physiciens du Weizmann Institute of Science en Israël. « Mes collaborateurs israéliens sont tout à fait contre les actions du gouvernement Nétanyahou. Une de mes collègues, Shikma Bressler, est même une leader du mouvement contre Nétanyahou. Ce serait pour moi horrible qu’on bannisse des individus comme eux à cause des agissements de leur gouvernement, alors qu’ils sont tout à fait contre [ce dernier] et qu’ils ont des valeurs tout à fait en accord avec les miennes. »
Le CERN maintiendra néanmoins ses liens avec l’Institut unifié de recherches nucléaires (Joint Institute for Nuclear Research ou JINR), un centre de recherche international de physique nucléaire situé à Doubna, en Russie. Des chercheurs ukrainiens s’indignent d’une telle décision. Pour Yves Gingras, « le CERN fait de la politique à géométrie variable ».
Mais M. Marsollier explique que le statut du JINR est différent. « Bien qu’il soit situé en Russie, le JINR n’est pas un institut russe, mais plutôt une organisation internationale regroupant plusieurs pays qui a été créée en 1956 sur le modèle du CERN par les pays du Bloc de l’Est. Le CERN et le JINR sont deux organisations très similaires, qui font un type de recherche aussi très similaire et entre lesquelles il y a toujours eu des échanges. Les collaborations actuelles entre le CERN et le JINR n’ont rien à voir avec des questions de défense », souligne-t-il.
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